Droit, devoir, obligation ► Vous ne partez pas en vacances et ça la fiche mal…

Combien de fois doit-on répondre à la question des gens que l’on croise, « Vous partez un peu ? ».  C’est l’été et avec lui est arrivée la période des congés payés des salariés. C’est quand même de là que tout est parti, dans les années 1920… Avant, pas de vacances, ou si peu. L’avancée sociale est incontestable car avec elle, c’est le droit au repos qui s’est instauré, et celui de faire autre chose que travailler. Depuis, le changement de décor est devenu lui aussi une obligation morale. Et si on était bien chez soi, serait-ce folie ?

Les premiers congés payés sont apparus, d’abord pour les fonctionnaires, en 1853, sous Napoléon III. Le système s’est étendu quelques décennies plus tard pour les autres, encore faut-il être salarié. Accords Matignon, conventions collectives… la victoire du Front populaire aux élections législatives du 3 mai 1936 a provoqué un élan de revendications chez les travailleurs et ses conséquences ont suivi. Le temps a apporté son lot d’évolutions. De quinze jours à l’origine, nous voilà à cinq semaines. En 2017, lors de la campagne de l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon a proposé six semaines… Par principe, les congés payés sont une période de repos destinée à compenser une période de travail.

 

Et là, tout devient possible pour le peuple, y compris de changer de cadre. Le concept est même devenu une obligation qui concourt à la marche économique du pays. Les hôteliers, restaurateurs, loueurs de logements, de vélos, de pédalos, comptent dorénavant sur l’afflux massif de vacanciers qui économisent toute l’année pour pouvoir
« partir un peu », avec toutes les perspectives qui accompagnent une parenthèse de vie, comme dans la chanson « Partir un jour » des To Be Three », celle de Julien Clerc, « Partir », ou dans les poèmes, « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage », de Joachim du Bellay,
« Brise marine », de Stéphane Mallarmé, « Le bateau ivre », d’Arthur Rimbaud, « L’invitation au voyage, Parfum exotique », de Charles Baudelaire. La liberté par le voyage a été rendue possible avec les vacances payées. Avant, il n’y avait guère que les nobles et les bourgeois qui pouvaient se permettre de voyager.

Obligé de partir ? Rien que l’idée fatigue

Avec la démocratisation du voyage, on frôle l’obligation, et encore, frôler est un euphémisme. « Vous partez un peu cet été ? » La question est-elle bienveillante, ou juste une porte ouverte par l’interlocuteur qui voudrait bien briller avec un coup de vernis facile ? Là, toutes les destinations sont possibles pour les oreilles : « Nous partons … à l’hôtel au Touquet, dans notre maison en Normandie, en club sur la Côte, dans une villa avec piscine dans le Lubéron, en mobile-home en Vendée, en road trip en Australie, en circuit Jeep dans le désert marocain… »

Alors, n’avez-vous pas déjà un peu voyagé à l’évocation des destinations ? N’avez-vous pas un peu culpabilisé de ne pas partir ? Vous êtes-vous senti rabaissé par la vantardise des autres ? Sentez-vous l’obligation tacite peser sur vos épaules qui s’apprêtaient à se libérer du poids d’un travail annuel, tandis que vous aviez prévu de dormir, vivre et penser au ralenti, peut-être bouquiner, cuisiner, faire une cure « sans écrans »… et tout ça chez vous, parce que vous aimez votre lit, le grand bouleau que vous saluez le matin en ouvrant les volets de votre chambre, le petit chemin en bas de chez vous où vous allez vous promener et qui, le soir tombant, fait chanter les grillons…
« Je ne pars pas » : la réponse tue. Le monde s’écroule. L’interlocuteur se dissout, comme le juge confronté à la trempette dans le film Roger Rabbit. Flûte, si jamais c’est votre réponse, vous ne répondez pas au code du bien-être… Surprise et incompréhension : « Ah Bon ? Ah mon pauvre, comme c’est dommage… » Vous avez beau expliquer que vous êtes bien chez vous, que la préparation des bagages, l’organisation pour savoir ce qu’on fait avec le chat, le chien, le hamster, le poisson rouge, vous fatigue rien que d’y penser, c’est tout de même incompréhensible pour l’autre.
Le déplacement de touristes de masse est-il reposant ? Se remet-on seulement en un claquement de doigts d’heures passées dans les bouchons des autoroutes, ou des queues de passage des bagages dans les aéroports, et pareil au retour ? Le jeu en vaut-il la chandelle, dans un sens comme dans l’autre ?